dimanche 6 février 2022

Blood and Sand (Rouben Mamoulian) : Le Reflet de Narcisse

 

Blood and Sand : Le Reflet de Narcisse


Original Film Title: BLOOD AND SAND. English Title: BLOOD AND SAND. Film  Director: ROUBEN MAMOULIAN. Year: 1941. Credit: 20TH CENTURY FOX / Album  Stock Photo - Alamy

 

I – Un reflet à la recherche de son Narcisse



Il n’est pas évident de qualifier ce film de maniériste. Si maniérisme il y a, peut-être faut-il alors l’envisager sur deux versants : le maniérisme comme questionnement de l’art par l’art, le maniérisme comme tendance exacerbée du classicisme.


En effet, ce qui m’intéresse ici, c’est la notion d’équilibre, la recherche de cette dernière et la déstabilisation. Néanmoins, cet équilibre est aussi bien diégétique qu’extra-diégétique, porte aussi bien sur la forme que le fond : il porte tout autant sur la recherche d’une assiette stable pour le personnage principal que l’impossibilité morale d’y accéder.


L’équilibre est à la fois une question narratologique, discursive et métaphysique. Dans ce dernier cas, il induit une question morale. Juan Gallardo cherche la stabilité à plusieurs niveaux : vivre une vie dangereuse mais stable, vivre sa subjectivité dans l’objectivité. Il est en quelque sorte une sorte de reflet à la recherche de son Narcisse, marche au-dessus de l’abîme, entre deux mondes, entre deux femmes, entre deux passions, entre les deux pôles de la représentation.


Deux autres films, fondamentaux pour l’histoire du cinéma, ont parcouru cette voie qui mène au questionnement du cinéma par les moyens cinématographiques eux-mêmes. Il s’agit de Psycho et Lost Highway. Néanmoins, ces deux derniers films n’ont pas interrogé la morale du spectacle, du cinéma. Peut-être parce que, après tout, le constat tiré aurait-il été plutôt banal. Et il est vrai que la leçon de Rouben Mamoulian, à ne la prendre qu’en son sens narratologique, ne vole plus très haut. Du moins à notre époque où la paranoïa marxiste envahit la pensée et refuse toute innocence à quelque chose qui soit. Chris Marker, dans Level Five (je crois), se demandait si cette femme, prisonnière consentante d’une secte, aurait sauté dans le précipice si l’œil de la caméra ne l’avait pas saisie. Avec des « si », on met Paris en bouteille avec la tour Eiffel en guise de bouchon, dit un proverbe populaire.


Ce n’est pas le taureau qui a tué Gallardo, lance désespérément le valet de Juan : ce sont les spectateurs. Sans doute faut-il ramener cette idée qui traverse tout le film à un niveau plus élevé ; j’entends celui du cinéma. Nous y reviendrons par la suite. Car cette petite analyse ne s’en tiendra pas qu’à cela.

Film Forum · BLOOD AND SAND

Je l’ai dit : les niveaux de questionnement sont les mêmes sans être identiques. Il est difficile de les envisager globalement, et rébarbatif d’en tirer des analyses distinctes. Ainsi ferai-je de mon mieux pour ne pas lasser le lecteur dans l’exposé probablement répétitif de cette étude.


La recherche métaphysique de notre héros est celle de l’objectivité. Le titre de mon travail est explicite à ce sujet : le reflet de Narcisse suppose l’existence de l’objet presque indépendamment de la source qui le constitue, sans le sujet. Juan Gallardo est un objet : l’objet du spectacle et se déplace sur une limite qui tente de le faire verser vers la subjectivité.


Gallardo veut devenir une personne importante, qui compte… mais qui ne compte qu’aux yeux des autres. Il n’est qu’apparence comme le prouvent plusieurs séquences où il fume le cigare (et « lit » le journal). A la condition médiocre d’une véritable subjectivité (celle de la mère), qui ne trouve l’équilibre qu’en posant les genoux sur le sol, Gallardo préfère la condition de simples objets adulés par les vrais sujets.  Avoir une conscience qui vise un objet, dans la platitude, est déplorable par rapport à la richesse de l’objet dont les autres ont conscience.


Lorsque nous comparons les deux personnages que sont la mère et le fils, nous constatons deux conditions existentielles bien distinctes, qui déséquilibrent, par ailleurs, l’appréhension du film. Blood and Sand nous présente des personnages qui voient la vie de manière très différente : la mère affirme le tragique de sa situation en assumant la destinée. En tant que sujet de son existence, elle se pose en toute liberté (cf. Schelling). Elle accepte l’asservissement, en toute conscience. Son fils, par contre, par héroïsme, ne peut accepter la fatalité : il en devient l’objet bien malgré lui, court dans toute son inconscience plénière vers son destin.

König der Toreros | Film 1941 | Moviepilot.de

Néanmoins, Gallardo reste accroché à sa subjectivité et à la conscience qui en découle : la reprise de celle-ci se fait toujours dans la douleur… si ce n’est à la fin, dans la mort qui met un terme au conflit, au déséquilibre tragique qui conditionne son existence. 


Le déchirement de Gallardo vient de son incapacité à se fixer sur l’un des pôles de la représentation. Son désir le plus cher est d’être objet de vénération, d’échapper totalement à ce qu’il est : un sujet. Ce n’est qu’à la fin de l’histoire qu’il le comprendra, lorsqu’il mettra à mort – symboliquement – l’objet. Hegel dénonçait les limites d’une pensée de l’entendement qui se bornait à fixer des frontières entre concepts, qui ne pouvait envisager concrètement le vrai dans sa totalité. « Le combat de la raison consiste à surmonter ce que l’entendement a fixé »(Hegel, Encyclopédie, add. §32)


La mort de Gallardo me semble dès lors plus symbolique que réelle : les propos de la femme de Gallardo sont assez explicites à ce sujet. Gallardo est devenu esprit et est partout dans le monde. Le personnage ne devient vrai que dans sa globalité : Le Vrai est le Tout, disait Hegel dans la Phénoménologie de l’Esprit. Et le parcours de Juan Gallardo est bien celui de cet esprit qui ne se saisit comme esprit qu’au cours de ses péripéties dialectiques. Il passe d’un état à l’autre (de l’enfance à l’âge adulte, de la témérité au courage, du courage au doute etc.). Petit à petit la raison s’acquiert pour s’épanouir dans l’esprit.


L’intérêt de la chose est qu’elle reprend, inconsciemment peut-être, la fameuse métaphore de Kant à propos de la raison et de la métaphysique. Celle-ci est une « arène, qui semble très proprement destinée à exercer ses forces en des combats de parade, et où aucun champion n’a jamais su se rendre maître de la plus petite place et fonder sur sa victoire une possession durable. » (Critique de la Raison Pure, Préface de la seconde édition).

Chroniques du Cinéphile Stakhanoviste: Arènes sanglantes - Blood and Sand, Rouben  Mamoulian (1941)

N’est-il dès lors pas logique d’envisager le film selon le point de vue exposé ci-dessus : l’arène n’est-elle pas symboliquement l’arène dont parle Kant, et l’itinéraire tragique de Juan Gallardo celui de l’Esprit en quête de sa propre conscience ?


Tout le travail du film est donc celui du traitement des oppositions, en vue d’une réconciliation. Nous avions les thèses enfant / nuit / sujet, l’antithèse objet / jour / adulte. L’enfant n’avait pas à être objet de contemplation : il s’exerçait la nuit, sans se soucier de la présence ou de l’absence de tiers. Plus téméraire que courageux, il se distinguait plus par son insolence que par sa vanité, par sa franchise assez naïve que par sa lâche infidélité. Toujours sur le bord du précipice, en équilibre sur le mur de l’enceinte. Enfant, il était loyal et honorable. Adulte, il sera surtout arrogant, infidèle, soucieux des apparences… mais admiré.


Gallardo vit entre deux mondes, entre deux états : en ce sens, dès lors, il peut devenir tragique. Il vit entre le jour et la nuit, entre deux ombres aussi : les ombres portées, qui traduisent, symbolisent une sorte d’ek-stase cinématographique, une condition d’objectivité… C’est le monde des « paysans », de la mère de Juan qui dépasse la simple apparence : elle est sujet qui façonne son objet : elle distingue les deux mais sait qu’un lien les unit. Il y a ensuite les ombres qui restent accrochées à leur source sur toute une face de celle-ci : quand le sujet devient objet, la source sa destination ; quand le sujet se confond avec son objet : la réalité n’est plus qu’une apparence, occultée par le phénomène qu’elle engendre.


Ce monde des secondes ombres est celui où se débat notre héros, et toute une société du spectacle : il n’est qu’un arriviste, un nouveau riche inculte et analphabète, qui se retrouve dans un monde qui n’est pas, a priori, le sien. Son passé de paysan le poursuit, et ridiculise son présent. Mais l’inconscience dont il fait preuve l’épargne de l’épreuve du déchirement tragique. Il n’intériorise pas la faille, et n’est pas un personnage tragique… mais un bouffon qui ne se sait pas tel.


La prise de conscience chez Gallardo est douloureuse, certes, mais bien trop rare. Gallardo se présente donc plus comme un personnage de la limite, qui tente de garder un certain équilibre, qu’un personnage du déchirement. Le tiraillement n’est pas vu de l’intérieur, chez lui, mais constaté de l’extérieur par les ((co-)pro- ; an-) tagonistes et les spectateurs. Ce qui est assez logique, puisque Gallardo a refusé son statut de sujet. Déséquilibré, il est un bouffon en train de devenir tragique (sujet) mais qui, dans la ré-appropriation de la subjectivité, élimine ce qui l’aurait rendu tragique si au cours du développement filmique il avait fait l’épreuve subjective de son décalage. Quand l’objet redevient sujet, il le fait dialectiquement, par réconciliation des opposés. Réconcilié avec lui-même et le monde, Gallardo n’est ainsi plus du tout tragique. Il a parcouru les différents stades de la raison et s’affirme, synthétiquement, dans l’Esprit. Il n’est plus l’enfant-sujet (l’insolent ambitieux), il n’est plus non plus l’adulte-objet (l’arrogant arriviste)1, mais un tout, un sujet-objet conscient (un sujet qui tue symboliquement l’objet pour le réintroduire en lui).2

Blood and Sand (1941) | MUBI

Notons, par ailleurs, que Gallardo est le seul être en devenir, qui passe par différents niveaux d’être, tiraillé par deux oppositions stables : la femme de Gallardo ne cessera de croire en son mari, lui restera fidèle, l’attendra même pendant des années, vouant son célibat à la chasteté ; malgré les années, sa personnalité reste identique ; l’autre femme, maintenant, est croqueuse d’hommes, instable dans ses relations mais semblable à elle-même : les liens se dénouent et se renouent au gré des amants, mais seul l’homme change quand la femme persiste à être garce.


Sur le fil de la vie, Juan Gallardo se présente comme une force en mouvement que d’autres forces fixées (les deux femmes, notamment) tentent de faire basculer dans le vide (décadence) ou de maintenir en équilibre.

II – Un reflet à la place de son Narcisse



J’ai évoqué plus haut deux films fondamentaux pour l’histoire du cinéma : Psycho et Lost Highway. Psycho propose une très subtile mise en abyme du cinéma, ré-interrogeant par-là le regard du personnage, dans une séquence que j’analyserai plus loin. David Lynch, par contre, questionne le regard du spectateur en l’invitant à se positionner sur les deux pôles de la représentation : être à la fois objet et sujet du spectacle ; Lost Highway, en tant que film de l’expérience immédiate, demande aux spectateurs de faire l’épreuve psychique de son personnage principal.


Alfred Hitchcock, dans l’une des dernières séquences consacrées à Marion Crane (Janet Leigh), détache celle-ci de sa réalité cinématographique. Séquence prémonitoire, en somme, dans laquelle Marion semble vouloir échapper à sa condition de personnage. Son extraction du domaine cinématographique renvoie d’ailleurs à sa mort prochaine, à son effacement diégétique. En effet, dans la séquence proprement dite, nous voyons Marion poursuivre sa route par un temps de pluie. La pluie s’écrase sur le pare-brise, brouille l’écran qui ainsi l’encadre ; des phares de voitures venant face à elle l’éblouissent alors qu’un faisceau de lumière lui vient par derrière : elle se présente donc à la fois comme une chose et son contraire, sur un mode tragique même. Elle est à la fois objet du spectacle : elle est dans l’écran ; et sujet percevant le spectacle : spectatrice tournant la face au projecteur. Néanmoins, elle reste étrangère aux deux domaines : l’écran est brouillé, elle ne voit rien en tant que spectatrice, derrière celui-ci ; dans l’écran, elle perçoit la lumière qui est la condition de possibilité de perception pour autrui qui fait d’elle un objet. Par son aveuglement, sa perception du faisceau, elle refuse violemment son statut d’objet.

Chroniques du Cinéphile Stakhanoviste: Arènes sanglantes - Blood and Sand, Rouben  Mamoulian (1941)

Ainsi donc, Rouben Mamoulian ajoutera une dimension morale supplémentaire à son film. Il s’attarde sur la question de la représentation, ré-interroge le regard… et engendre, à la suite de cela, une leçon morale.


La société dans laquelle nous vivons est une société du spectacle où pour être, il faut être vu. Juan Gallardo évolue dans deux univers parallèles où la subjectivité est rapportée à son opacité fondamentale (en fait, être authentique, c’est n’être pas vu) ; il fuit les regards : il vole une pomme, en cachette évidemment ; affronte le taureau sans se soucier du regard d’autrui. Mais le regard de l’autre dès lors va le tenter et opérer en lui une métamorphose. Il fuira d’abord vers Madrid pour échapper au regard de l’autorité.


Je pense que ce regard renvoie à un regard plus collectif que le seul œil humain, ou plus machinique. Certes, il s’agit de l’œil du spectateur porté sur le torero, mais plus fondamentalement celui de la caméra sur les objets qu’elle vise, celui du spectateur sur le film.


L’arène renvoie à un regard contrarié de la caméra. Par sa forme circulaire, elle fait penser à l’objectif de la machine. Mais nous constatons que cet objectif est à la fois la condition qui rend possible la perception du spectacle (enregistrement, projection) et le site même du spectacle. Tout comme l’ombre qui reste accrochée à sa source. Il n’y a pas de distinction entre la condition (condition d’objectivité) et l’effet ; la cause et la conséquence… Et ce bouleversement ira même tellement loin que l’effet en arrivera à précéder sa cause.

En effet, quand Gallardo se fait embrocher par le taureau, l’action se fait hors champ. On nous donne à voir la réaction des spectateurs ébahis avant la cause qui la motive.

Chroniques du Cinéphile Stakhanoviste: Arènes sanglantes - Blood and Sand, Rouben  Mamoulian (1941)

Un autre bouleversement aura lieu quant à l’identification. Un spectateur gourmand mange en regardant le spectacle barbare. Alors que le torero met à mort sa victime, ce spectateur mime celui-ci en embrochant le morceau de viande dans son assiette. Le spectateur du film s’identifie ainsi à Gallardo par médiation : en s’identifiant à celui qui s’identifie… il s’identifie donc à un spectateur, à lui-même, donc, et non plus au sujet de l’action. Comble de l’absurde : le spectateur doit passer par le film pour se révéler à lui-même. Il ne s’agit pas du parcours hégélien par lequel la conscience fait retour sur soi après Entaüsserung), après avoir intériorisé l’Autre. Il s’agit plutôt ici d’une aliénation où Narcisse s’identifie à son reflet, donne plus de réalité à l’objet constitué qu’au sujet constituant.


Le regard de la caméra, dont on vantait tant l’authenticité, révèle avec Mamoulian toute sa fausseté. Il s’agit d’un faux regard qui pourtant tue. Le monde du spectacle est celui où l’on retourne toutes les valeurs : où l’apparence, par exemple, vaut plus que la substance propre d’un être. Ainsi en va-t-il de Juan Gallardo, ce reflet à la recherche de son Narcisse, dont on vante les mérites éphémères. Lorsqu’on le désigne, on montre le tableau qui le représente : l’indice, l’ombre, le reflet, l’objet plutôt que l’homme même.


La toute première séquence est explicite à ce sujet, par ailleurs : dans sa chambre, Juan Gallardo, adolescent, se bat contre l’ombre du taureau. Il crève celle-ci, mais pas le taureau.3 Nous pourrions légitimement voir dans cette ombre la métaphore du cinéma : l’image cinématographique n’est jamais qu’une image d’image, tout comme l’ombre du taureau, ici, n’est l’ombre que de la représentation d’un taureau… le signe d’un signe : l’indice d’une synecdoque.


Le support de la chose est objectivé. Ainsi élidé, le monde dans lequel évoluent les protagonistes est un monde illusoire, artificiel… cinématographique, qui se refuse à lui-même, tente de s’autonomiser par rapport à lui-même ou à son support. Comme Marion dans Psycho, mais, avec Mamoulian, à une échelle plus grande (puisqu’il s’agit du film dans sa totalité, et non, comme chez Alfred Hitchcock, d’un personnage qui, par rapport à la diégèse, justifie son autonomisation).

Una Pagina de Cine Rouben Mamoulian

L’indétermination est ici à son comble : le cinéma se révèle dans toute sa pureté, comme regard se regardant. Que suis-je ? Un art du divertissement : le regard d’autrui (le spectateur) conditionne toute mon existence : ma gloire et ma fidélité à l’égard de mon premier amour. Que suis-je ? Un mixte de photographies et de mouvement : une séquence est très révélatrice sur ce point ; nous y découvrons des danseurs dont la musique scande les mouvements, bien sûr. Mais l’intérêt de cette danse repose sur les arrêts brutaux qu’elle engendre. La musique s’arrête, les danseurs s’immobilisent dans un arrêt sur image photographique. Que suis-je ? Un art qui fonctionne selon les principes de la représentation moderne… une succession de tableaux photographiques. Ainsi une séquence du film nous montre-t-elle Juan Gallardo et ses acolytes dans des postures immobiles, richement colorées, qui font immédiatement penser à des peintures. Une autre séquence, dans un cabaret, nous montre un petit orchestre. Derrière celui-ci : une femme dont on ne sait si elle est peinte ou si elle appartient à l’orchestre. Un effet de profondeur de champ donne l’impression que cette dame est accrochée au mur, peinte sur celui-ci.


Le cinéma est tout cela… mais surtout un art économiquement dépendant du regard d’autrui. Au cours de sa première soirée chez sa maîtresse, tous deux se retrouvent sur la terrasse. Gallardo, d’ailleurs, affirme tout son narcissisme dans un dialogue. Mais il est rejeté dans l’ombre, tel un spectateur. Elle joue de la guitare, devient objet du spectacle, d’une représentation. N’étant lui-même qu’un objet, et non un sujet, Gallardo ne peut que s’éteindre la conscience puisque toute l’attention est détournée de lui ; et qu’on demande même, comble de l’absurde, à un objet de contempler un autre objet ; Gallardo s’endort. Adolescent, par contre, du temps où il était encore un sujet, assister à un spectacle (cabaret) ne posait pas problème.


J’ai montré plus haut que Gallardo n’était pas absolument dépourvu d’une subjectivité. Aussi peut-il se présenter comme sujet, mais au cours d’une prise de conscience malheureuse, douloureuse : lorsqu’il voit sa maîtresse danser avec son rival, Gallardo éprouve une telle jalousie qu’il en brise un verre et quitte la salle… loin du douloureux spectacle de l’infidélité de sa maîtresse.

Arenes sanglantes: BLOOD AND SAND, Tyrone Power, 1941. TM and Copyright ©  20th Century Fox Film

Société du spectacle : c’est demander au sujet de se faire objet pur, c’est-à-dire d’abandonner toute une dimension de son être : sa subjectivité. Etre une star, c’est apparaître dans toute sa clarté, abandonner l’opacité fondamentale de tout sujet. C’est se faire objet pur, je l’ai déjà dit. A bien y réfléchir, le film de Mamoulian est une sorte de Ménines animée, qui réfléchit sur lui-même, se regarde regardant… pousse le narcissisme si loin qu’il en élide le sujet pour ne plus se distinguer de l’objet qu’il façonne. Narcisse n’est plus que le reflet de lui-même : il ne s’éprouve et ne se vit qu’étant vu.


Dans cette société illusoire ou d’illusionnistes et de pantins, chacun doit poser son regard sur l’autre pour s’auto-définir. Etre vu ou n’être pas vu : telle est la question. L’action des hommes y est conditionnée par le regard et l’action des autres : ainsi un conflit entre Gallardo et un critique, au début du film, devient-il un prétexte à une bagarre générale dont la cause authentique fait défaut. Société du spectacle, donc société de l’effet.


Mamoulian pose-t-il, à travers ce film, un regard amer sur ce milieu cruel de l’Art qui fit de lui un cinéaste renommé, jadis, mais le condamna par la suite au silence médiatique ? Ce n’est pas le taureau qui a tué Gallardo, mais le spectateur. N’en est-il pas de même pour le cinéaste dont le regard d’autrui conditionne, économiquement, l’acte créateur ?


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III - Conclusion



Nous avons vu un entremêlement de niveaux de questionnement qui aboutissait à une interrogation morale du regard cinématographique. Il fallait noter un certain déséquilibre pour fondement discursif et narratologique du film. Du point de vue de l’histoire, nous suivons le récit d’un homme en quête d’une conscience de Soi : Juan Gallardo passait par différents stades dialectiques de l’existence ; sujet au début de sa vie, téméraire – donc n’accordant d’attention qu’à soi – vivant le monde à partir de soi (c’est-à-dire en faisant du Soi le centre de détermination), Gallardo s’en va à la découverte du monde (Entaüsserung) mais s’y laisse déterminer par Autrui en se faisant objet dont le centre de visée est le monde ; il se réconcilie avec le monde, avec l’Autre (sa femme) et s’accomplit dans l’Esprit, par la mise à mort symbolique de l’objet (lui-même).


Un déséquilibre est plus fortement marqué dans l’impossibilité du héros à vivre le tragique potentiel de sa situation. Ne sont tragiques, en vérité, que les personnages secondaires par la conscience qu’ils ont de leur position.


Nous avons ensuite vu que la réflexion sur l’art par l’art était présente au cours du processus filmique. Le film tente de se détacher de lui-même, ou plutôt de sa condition d’existence, de ses racines, et de se révéler dans sa plénitude objective… par une série de situations paradoxales. Le film veut se regarder regardant, affirmer le primat du Signifiant sur le Référent. Il y a élision du sujet et délivrance de l’objet présenté dans toute son improbable pureté. L’objet s’y donne comme premier : le reflet peut exister sans son Narcisse. Il s’agit d’un monde où les ombres annihilent la lumière qui les engendre.

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Dans un troisième temps, nous constatons que cette primauté du « second niveau », de l’accident sur la substance, est à l’image d’une certaine société du spectacle, du monde des apparences. Celui-ci se révèle en toute objectivité, sans le moindre voile d’opacité qui définit la subjectivité. Sans assise, sans fond, ce petit monde cinématographique ne peut garder l’équilibre : il est condamné à s’écrouler.


Hegel disait de Descartes qu’il avait redécouvert le sol de la philosophie : le Je, le sujet du Je pense. Un cinéma qui se passerait de son sujet, de la subjectivité de l’artiste, serait condamné à mort : constat de Godard et affolement de Michel Henry en ce qui concerne la Culture en général. Sous ces conditions,  le cinéaste ne crée pas mais fabrique selon les désirs d’autrui. Il se perd dans les exigences économiques, dans un monde auquel l’Art devrait totalement être étranger : c’est l’aliénation cinématographique.

Si l’histoire de Gallardo révélait un apparent optimisme (l’Esprit y était acquis), force est de constater qu’elle se détache sur un fond on ne peut plus pessimiste. Il y avait entaüsserung dans le cas de Gallardo, entfremdung en ce qui concerne le cinéma.


Un nouveau déséquilibre est ainsi créé entre un optimisme narratif et un pessimisme discursif : ainsi, après la séquence où la femme de Gallardo trouve son bonheur dans la mort de son mari, un dernier plan nous donne-t-il à voir la métonymie (encore un signe) de la mort de Gallardo sur un fond musical douloureux.


1 Arrogance et insolence répondent à deux logiques bien distinctes. L’arrogance est de l’ordre du statisme : elle n’est que grossièreté à l’égard d’autrui, grossièreté que permet un certain statut social. L’insolence, quant à elle, répond à une logique dynamique : elle est une grossièreté, un pied de nez aux injustices sociales, par lequel l’insolent marque son désaccord envers un ordre arbitraire et s’affirme comme individu singulier. Sur ce point, cf. Michel Meyer, De l’insolence, Paris, Le livre de Poche (Biblio-essais).

2 Sur ce point, cf. le commentaire de Karl Marx sur La Phénoménologie de l’Esprit, dans Philosophie, Paris, Folio-essai.

3 Remarquons, en outre, qu’une fois devenu adulte, Gallardo se verra positionner sur l’autre pôle : le taureau sera bel et bien réel, mais Gallardo ne sera plus qu’une représentation (le spectateur qui le mime).

jeudi 9 décembre 2021

Nouveaux, tout frais (ou presque) : LA TRILOGIE DES RESSEMBLANCES

 

 
 
La trilogie des Ressemblances
par Michel Sosson
 
 
 
Toutes ressemblances etc.
 
 

 
"Mon géniteur a toujours eu ce sens du tragique. Je ne l'ai connu qu'accroché jalousement à tous ses handicaps. Ses problèmes lombaires le paralysaient parfois, plus moyen de bouger : on l'a même cru mort un soir ! Ça marque un gosse, ça, quand vous voyez votre père se faire embarquer par les ambulanciers et que vous entendez le voisinage parler de sa mort... Quand l'opération devint inéluctable et un véritable succès, il se rabattit alors sur la surdité... mais aussi ses ulcères et ses problèmes hépatiques causés, prétendait-il, par la mauvaise conduite de mon caractériel de frère aîné. A dix ans, je l'entendais hurler qu'il le faisait crever à petit feu. Je voyais mon géniteur un pied dans la tombe ! Combien de fois ne l'ai-je pas entendu dire qu'il n'atteindrait pas les cinquante ans ! Après son opération, la vie devint belle... sauf que la surdité s'aggravait... subjectivement. On l'appareilla. Mais non, c'était bien trop simple. Il ne supporta pas plus la prothèse auditive qu'il ne toléra, quelques années plus tard, le dentier. Et puis, il y avait la vue... l'avenir devenait sombre de jour en jour : mais il recouvra la vue, grâce au brillant Professeur G***. Un miracle ! En deux coups de laser, il en vint à pouvoir se passer des lunettes. Il ne dut pas le voir d'un si bon œil... Dieu merci pour lui, il aurait encore le diabète, les reins sujets aux calculs, la pisse qui mousse... et le glaucome, la consécration !"  


Fictions





"Avec sa légendaire bienveillance, mon géniteur allait créer un double-mouvement : s'acharner à me détruire, en me moulant selon ses désirs. Je l'avais déçu une première fois, en naissant mâle (je n'ose songer à ce que j'aurais dû subir si j'avais été du sexe qu'il désirait tant). En revanche, j'étais plutôt doué à l'école : j'apprenais bien mieux mes leçons que mon infortuné frère qui s'entendrait dire jusqu'à l'âge de quitter le doux foyer paternel "Du bist ein Idiot !". Ce fut sans doute cela qui me perdit définitivement, car mon géniteur voyait là un bon moyen pour lui de prendre une revanche sur sa vie toute médiocre".
 
 
Biopsiepics
 
 

 
 
 
"Je n'en croyais pas mes oreilles à l'écoute de cette rumeur venue des hauteurs de Verviers ; mais devant le fait, j'en viens à douter de mes yeux... myopes il est vrai, et malmenés par le diabète qui corrompt mes organes depuis trois ans maintenant ! J'invoque la Raison... je l'invoque sans doute mal, la mienne est défaillante... toujours ce sucre qui encrasse mes neurones, l'obésité qui atrophie mon cerveau (oui, ils l'ont dit quelque part, sur le net). Mais la Raison elle-même abasourdie se heurte à ce contre quoi elle devrait lutter, cette déraison, la tienne Mike, qui prend des proportions proches et dépassant celles de Néron, pour aller loin, Charles IX, pour être compris, Hitler, par pédagogie, ou Kim Jong-un, pour être actuel ! Après le coup du "best of" de tes chroniques, tu vas te mettre narcissiquement à commenter tes articles !"
 
 
 

mercredi 24 juin 2020

Sorties récentes !!!


1. La suite des (més)aventures de Harry Roi P'tit Pois !

"Rien ne va plus au royaume de Belgistan ! Une étrange malédiction frappe la tribu des légumes verts depuis l'annonce des fiançailles de pouet.te et son astre flamboyant : la lentille corail qui n'était déjà pas grand chose n'est désormais plus ! Et sa disparition n'est que le premier moment d'une longue série de malheurs à venir..."



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"... ensuite, ils se mirent à hurler comme des chiens apeurés" 

"Une malle. Et un tas de personnages autour : tous amis, tous ennemis, s'échangeant leur rôle et leur humeur, se disputant, se rabibochant, tout cela le temps d'une soirée. Ce qui les unit ? La quête d'une malle comme d'un Graal ! Ce qui les réunit : la découverte de celle-ci. Que renferme-t-elle ? Personne ne le sait, mais le secret doit en valoir le coup, à voir les crises d'hystérie qu'elle suscite et toutes les rancunes qu'elle fait remonter à la surface. Et puis, il y a les grains de sable qui s'ajoutent à cette mécanique humaine déjà mal huilée : le maître de cérémonie n'est peut-être pas celui qu'on croit..."




Penknife 


"De tout temps, les dieux ont joué avec les êtres humains, les considérant comme des pions dans un jeu de rôles sadique ; et de tout temps, des individus ont cherché à se rebeller contre cet ordre des choses pervers. Noël, le protagoniste de ce scénario, est l'un d'entre eux ; et il va donner du fil à retordre à ces êtres qui, s'imaginant supérieurs, montrent leurs propres failles... allant même jusqu'à susciter chez une des divinité un sentiment de culpabilité."







Penknife 2


"Burlesque, surréaliste, romantique, pessimiste, Penknife 2 est presque une leçon de dialectique hégélienne : si pour Marx l'histoire se répète deux fois, en passant de la tragédie à la farce, Penknife 2 paraîtra comme le double inversé de Penknife 1. Mais le deuxième volet des aventures de Noël ne reprend pas exactement là où s'arrêtait le premier, comme pour signaler un faux mouvement ou une rupture de la dialectique : l'auteur fait-il subir une contorsion à celle-ci... ou bien, plutôt que chez Hegel, Feuerbach ou Stirner, faut-il aller voir du côté de l'Eternel Retour (Schopenhauer ou Nietzsche?) ? Sans doute un peu des deux : la mort des dieux, la mort de Dieu, voilà qui n'est pas sans évoquer tout un pan de la philosophie du dix-neuvième siècle. Mais en y réfléchissant de plus près, la figure la mieux appropriée ne serait-elle pas celle de la spirale... de la spirale infernale, même. Car ce n'est pas que tout s'arrête pour recommencer ou pour repartir dans l'autre sens, c'est surtout que ça va de mal en pis : les dieux n'étaient pas tendres avec les hommes, les hommes pourraient être bien pires encore. Depuis la mort du Nain et de l'Enfant de la Révélation, l'Inconnu a perdu le goût de vivre et ne compte pas laisser Noël s'en tirer à si bon compte : quels que soient les moyens utilisés, l'Inconnu veut faire payer à Noël sa soif de liberté. Malgré ses moments de grandes légèretés, Penknife 2 est bien plus subtil qu'il n'y paraît : à l'hermétisme forcé de Penknife 1, qui empruntait souvent des culs-de-sac, on pourrait peut-être préférer le symbolisme enjoué et ludique de Penknife 2." 





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